Dans les coulisses - "Traduction vers le rose"

Création de la couverture de la novella

A la relecture du texte d'Esmée lors du travail éditorial, une image nous est venue à l'esprit : celle d'une nature morte fantastique sur une plage, avec un papier peint rose en toile de fond, le tout saupoudré de neige. Pourquoi une nature morte ? Car c'est le sort que connaît la monarchie de Sable. Celui d'une nature qui s'éteint, prise dans le gel et les frimas.

Une fois l'image en tête, il nous faut créer ou glaner des fruits "fantastiques", un peu extraterrestres. Poire rose. Pomme blanche. Grenade turquoise (l’œuvre d'une artiste espagnole). Agrume rouge. Et bien sûr, une orange bleue, en référence à la poésie d'Éluard. Cerise sur le gâteau, nous décidons d'ajouter trois roses de papier au milieu des fruits, et dont le texte, imprimé sur du papier rose, est justement celui de la novella d'Esmée. La coupe qui sert de support aux fruits et aux fleurs est une pièce unique, création d'une artisane néerlandaise. Le vase violet est lui aussi unique ; il est l’œuvre d'un souffleur de verre norvégien.

L'heure est venue d'installer le décor et les éléments de la composition.

Puis de tester les éclairages et de trouver les tonalités idéales.

La neige est composée d'un mélange de sel de table, de polystyrène, de sucre glace, de poudre de noix de coco et d'une touche d'amidon de maïs.

Reste ensuite à faire pleuvoir cette neige composite et à multiplier pendant un long moment les prises de vue, lesquelles seront additionnées au montage et agrémentées de retouches au pinceau blanc pour donner l'effet "boule à neige" final.

Entretien avec l'autrice à propos de la création de son texte.

L’éditeur : Quelle est la genèse de ce texte ? Quel en a été le point de départ ? Quelle a été la première idée à te venir ?

L’autrice : J'ai d'abord vu une femme écrivant seule et recluse, non par choix mais parce que c'était sa fonction, son devoir. Dans un pays de neige, une écrivaine borgne aurait voulu échapper à son sort, vivre une aventure, chevaucher, explorer, et pourtant elle accomplissait sa tâche littéraire, contrainte et forcée.

J'étais intriguée par cette scène, dans laquelle la création artistique est une obligation sociale et non un acte émancipateur ; alors, par curiosité, j'ai écrit ce que cette femme écrivait. Ce faisant, j'ai découvert que, contrairement à ce que je croyais, sa société la forçait à utiliser un certain papier de couleur rose, une sorte de support matériel officiel de la littérature d’État (le fameux papier peint), mais qu'elle était libre d'écrire, là-dessus, tout ce qu'elle voulait.

Et puis ce qu'elle écrivait ne m'intéressait pas tellement, jusqu'au moment où elle a commencé à expliquer pourquoi elle en était là, comment elle avait perdu son œil, pourquoi on attendait d'elle qu'elle écrive sur ce papier rose, ce qui faisait qu'elle a été choisie pour cette tâche. Ce passage est devenu le monologue d'Aude que l'on peut lire dans Traduction vers le rose, celui dans lequel elle délire, parle aux chiens et au corbeau. Le reste de l'histoire est venu à la suite.

L’éditeur : Quelles ont été tes principales sources d’inspiration ? Dans quel état d’esprit as-tu imaginé cette histoire ? Dans quel contexte ?

L’autrice : Le fait d'être, en tant que femme, forcée de rester à l'intérieur d'une maison pour accomplir un devoir, fait partie des images les plus terrifiantes pour moi. J'ai voulu donner à ressentir cette terreur de l'enfermement, qui est la mienne en tant qu'adulte, mais aussi la peur que j'ai, depuis l'enfance, que tout ce qu'il y a à créer soit, un jour, fatalement, créé – qu'il ne reste plus aucune nouvelle mélodie à composer, plus aucun nouveau texte à écrire, que tout acte de création ne soit plus qu'un devoir ou qu'un geste mimétique, hommage à notre humanité perdue – comme de remettre machinalement une mèche derrière son oreille alors qu'on est chauve depuis dix ans.

Les traductrices et les conductives sont des femmes recluses et, dans leur société, le fait d'écrire est un devoir.

En inventant cette histoire, je puisais dans mon expérience existentielle d'adulte, de femme et de lectrice – je pensais à Charlotte Perkins Gilman, au Papier peint jaune, par exemple. Et pourtant, tout du long, je m'adressais à moi-même enfant, à la petite fille de dix ans que j'ai été, qui lisait Diana Wynne Jones et qui n'arrivait pas à dormir, de peur qu'il n'y ait, un jour, plus rien de neuf à inventer.

L’éditeur : En quoi a consisté ton travail de recherche ou de documentation ? Sur quel(s) sujet(s) / thème(s) as-tu travaillé en particulier ?

L’autrice : Je n'ai pas souvent eu très froid, dans ma vie ; j'ai une bonne doublure et de solides godillots fourrés. Originaire du Gard et légèrement éco-anxieuse, je crains plutôt la chaleur, le demi-sommeil où elle nous plonge, les colères qu'elle exacerbe, son côté inéluctable– comme dans le film Do the right thing, de Spike Lee. Je me rappelle avoir dû faire d'énormes efforts, même physiques, au cours de l'écriture de ce texte, pour imaginer les conséquences physiologiques et psychologiques d'un froid palpable, nuisible, envahissant, inaccoutumé.

L’éditeur : Combien de temps t’a-t-il fallu pour écrire ce texte ? As-tu suivi une méthode spécifique ? Avais-tu un plan précis en tête, ou suivais-tu ton imagination à mesure que l’histoire avançait ?

L’autrice : J'ai mis longtemps à comprendre ce que ce texte racontait. Différents personnages ont émergé du monologue d'Aude et avaient chacun quelque chose de précis à dire, mais je ne comprenais pas comment tout cela s'agencerait dans le temps et dans l'espace, ce que cela pourrait bien vouloir dire.

Je m'amusais à travailler au plus fin du texte, à faire parler ce petit monde et à mettre les mots bout à bout, mais c'était très fastidieux et parfois je perdais courage, parce que j'avais l'impression que tout cela ne disait rien qu'une grande immobilité, un paysage gelé, perdu, immobile. Ce n'était pas assez épique pour moi ! Comme Aude, je m'ennuyais moi-même, ma voix hypnotisait ma voix …

Et puis, comme je suis flemmarde, il me semblait parfois que ce n'était pas la peine d'écrire ce qui me venait, que je pouvais continuer à m'imbiber de chacune de ces images en restant allongée sous ma couette. Mais, confusément, je sentais que ce texte m'importait, alors après avoir écrit de longs morceaux j'ai fini par faire un plan, une liste des personnages et par me forcer à égaliser leurs voix, à trouver une sorte de ligne d'horizon à cette immense étendue blanche.

Pour me redonner du cœur à l'ouvrage, j'ai écrit l'image d'Aude chevauchant une bête avec Tétradie, sur une plaine craquelée, avec des falaises roses au bout. Comme j'aimais cette image finale, elle m'a donné l'énergie de l'atteindre, de faire en sorte que cela puisse arriver.

L’éditeur : Parle-nous un peu des héroïnes de cette histoire. Comment sont-elles nées ? Et ton regard sur elles a-t-il changé au fil de l’écriture, au-delà de ce que tu avais prévu ?

L’autrice : Comme je suis partie du détail pour dézoomer, ensuite, petit à petit, jusqu'à comprendre de quoi il retournait, je n'ai découvert que tardivement l'histoire coloniale qui se cache derrière les pratiques politiques et culturelles du Pays de Sable.

J'ai voulu enfouir les racines de l'histoire dans une monarchie pour plaire à la petite Esmée – il était une fois, dans un pays lointain, une Reine et un Roi … – et j'ai été rattrapée par ma vision d'adulte de ce que c'est que le pouvoir politique. Mon regard sur les citoyennes du peuple de Sable n'en a pas été changé mais, simplement, je me suis rendu compte qu'adulte, même lorsque j'ai l'intention d'écrire quelque chose de magique et de merveilleux, j'y inclus le possible déchaînement de violence que peuvent susciter les idées de frontière et de territoire national.

L’éditeur : As-tu eu des surprises lors de la rédaction de ce texte ? Des idées qui ont surgi lors de la phase d’exécution, et auxquelles tu ne t’attendais pas du tout lorsque tu en as commencé l’écriture ?

L’autrice : J'ai été surprise des liens qui se sont tissés entre les personnages et ma propre vie, familiale, affective, intime. J'avais l'impression de tout inventer, de donner à chaque objet une couleur tombée du ciel, comme l'aurait dit Lovecraft, et pourtant, le texte s'étoffant, je voyais certains de mes personnages vivre des émotions et des étapes qui ont été les miennes.

J'ai aussi été étonnée qu'il y ait, dans ce texte, des scènes de violence. Dans la réalité comme dans la fiction, j'ai beaucoup de mal à supporter les images et les traces de mutilation – je suis même, une fois, tombée dans les pommes à la médiathèque de mon quartier parce que, dans un roman que je lisais, un personnage de marin, à qui une diseuse de bonne aventure disait qu'il n'avait pas de ligne de chance dans la paume de la main, s'en traçait une à la pointe du couteau.

Je ne pensais donc pas être capable de mutiler un personnage à mon tour mais, finalement, ça a eu lieu.

L’éditeur : Quel message cherchais-tu à faire passer à travers cette histoire ? Quel est le propos sous-jacent de ton œuvre ?

L’autrice : J'ai voulu montrer une femme qui arrête enfin d'écrire et de lire pour aller à la rencontre d'êtres qui lui ressemblent et comprendre sa propre histoire. C'est un livre qui prône l'abandon de la littérature au profit de l'amitié. Je plaisante, bien sûr.

L’éditeur : Pourrais-tu partager quelques références (livres, documents, personnalités, musiques, films, sites ou pages internet, etc.) en lien direct avec ce texte, afin que nos Voyageurs Littéraires puissent pousser plus avant leurs recherches et découvrir certaines facettes cachées de ton histoire ?

L’autrice : J'ai écrit ce texte avec, sous les yeux, une reproduction de The Scapegoat, de William Holman Hunt. J'imaginais une personne humaine debout à côté de cette chèvre, mais qui lui arriverait à peine à l'épaule … Cet animal était, à mes yeux, une sorte de Gulliver-Chèvre et je me suis aussi beaucoup nourrie du paysage derrière elle. C'est sûrement ce qui a donné leur couleur rose aux falaises et au papier peint de l'histoire.

The Scapegoat, de William Holman Hunt - 1854